News

Impartialité non garantie pour décider du remboursement ou non des médicaments : des milliards d’euros de vos impôts sont en jeu

08 juin 2023

L’assurance maladie verse chaque année des milliards d'euros aux firmes pharmaceutiques. L'argent de vos impôts. Or, il n’est pas rare que les membres de la Commission qui se prononce sur ces remboursements aient des intérêts auprès de ces firmes. Une situation à laquelle l'INAMI n'est pas suffisamment attentive.

Un manque d'indépendance dans la Commission de remboursement des médicaments

Cet article est inspiré de celui déjà publié dans le magazine Test Santé 172 (décembre 2022).

Le prix des médicaments peut augmenter considérablement. Nous avons déjà abordé ce sujet dans notre dossier Pour des médicaments à prix abordable. Fort heureusement, c’est l’assurance maladie qui, dans de nombreux cas, prend en charge le remboursement des médicaments. Chaque année, ce sont ainsi plusieurs milliards d'euros qui aboutissent dans les caisses des firmes pharmaceutiques. L'argent de vos impôts

Nous avons mené l’enquête pour déterminer s’il n’y a pas d’ingérence de l'industrie dans cette décision, et cette enquête ne permet pas de l’exclure absolument.

Quand la Commission de remboursement des médicaments (CRM) de l'INAMI conseille au ministre de la Santé de faire rembourser un médicament par l'assurance maladie, cela ne profite pas seulement aux patients. C'est aussi le jackpot pour le fabricant de ce médicament. En effet, cette seule décision fait passer des sommes substantielles provenant de l'argent des contribuables des caisses du Trésor public à celles de la firme pharmaceutique qui commercialise le médicament.

Des liens entre la Commission et les entreprises pharmaceutiques

L'impartialité des membres de la CRM est donc de la plus haute importance. Dans une étude récente, nous avons découvert que cette impartialité n'est pas toujours suffisamment garantie, car les membres de la Commission qui participent au vote pour le remboursement ont parfois des liens avec les entreprises pharmaceutiques qui produisent le médicament à propos duquel ils doivent voter. Il y a donc un conflit d'intérêt alors que des fortunes sont en jeu. En principe, les membres de la Commission devraient s'abstenir de discuter et de voter le remboursement en cas de conflit d’intérêts. Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas. L'INAMI et sa politique de gestion des intérêts ont également une part de responsabilité, notamment en raison du manque tant de clarté des lignes directrices que de suivi.

Les membres de la Commission que nous avons pu interroger à ce sujet affirment qu'ils ne sont pas influencés et qu'ils votent en âme et conscience. Mais le contraire serait évidemment surprenant. Par ailleurs, des représentants de l'industrie pharmaceutique sont présents aux réunions de la CRM. Bien qu'ils n'aient pas de droit de vote, leur seule présence nous semble extrêmement discutable.

Notre enquête en bref

Pour cette enquête, nous avons analysé et comparé des données provenant de différentes sources. Nous nous sommes concentrés sur l'année 2020, la plus récente pour laquelle nous avons pu obtenir des données.

  1. Afin d'identifier les conflits d'intérêts des membres de la CRM, nous avons demandé, dans le cadre de la loi sur la transparence administrative, les déclarations d'intérêts annuelles des membres du CRM.
  2. Nous avons également demandé les rapports de la CRM, où figurent les intérêts ad hoc, c’est-à-dire les intérêts liés aux dossiers à l'ordre du jour, que les membres déclarent pour chaque réunion.
  3. Nous avons comparé les informations extraites des déclarations d'intérêts avec les données du Registre de transparence. Il s'agit de la base de données dans laquelle les firmes pharmaceutiques doivent déclarer leur financement de prestataires de soins de santé et d’universitaires.
  4. Nous avons épluché les rapports de la CRM pour tenter de voir si les membres ayant des conflits d'intérêts s'étaient bel et bien abstenus, comme ils le devraient, de voter sur le remboursement ou non d'un médicament.
  5. Nous avons soumis nos observations et nos questions à un certain nombre de membres de la CRM et à l'INAMI.

Problèmes liés aux déclarations d'intérêts

La CRM est composée de 23 membres et de 22 membres suppléants autorisés à voter sur le remboursement d'un médicament. Ce sont principalement des experts désignés par les universités et des représentants des secteurs de l'assurance maladie et des soins de santé. Le Commission compte également des membres observateurs sans droit de vote, dont des représentants de l'industrie pharmaceutique (ce que nous jugeons inacceptable, nous y reviendrons).

Les membres de la CRM sont normalement tenus de remplir chaque année une déclaration d'intérêts détaillée. Celle-ci recense notamment les études qu'ils ont contribué à superviser, les avis qu'ils ont donnés ou les actions qu'ils détiennent dans les entreprises. En outre, ils doivent également remplir pour chaque réunion un document précisant leurs intérêts éventuels liés aux dossiers spécifiques à l'ordre du jour.

Le règlement intérieur de la CRM impose la publication des déclarations annuelles d'intérêt sur le site internet de l'INAMI. Mais dans la pratique, ce n'est pas le cas. Pour avoir connaissance de ces documents, nous avons été obligés d'en faire la demande en invoquant la loi sur la transparence administrative.

Martine Van Hecke, experte Santé
"L’INAMI n'avait manifestement aucune envie de discuter avec nous des résultats de notre enquête."

La première chose qui nous a frappés : nous n’avons pas trouvé de déclaration annuelle pour 9 des 40 membres votants ayant assisté à une ou plusieurs réunions en 2020. Et la déclaration était incomplète pour six d'entre eux.

Nous avons également constaté que ce que les membres de la Commission mentionnent dans leurs déclarations d'intérêts ne correspond pas toujours aux données figurant dans le Registre de transparence, c’est-à-dire le registre dans lequel les entreprises pharmaceutiques doivent divulguer leurs dépenses consacrées aux prestataires de soins. Par exemple, plusieurs transactions ne figuraient pas dans la déclaration du Prof. Dr. Marc Claeys. Le Prof. Dr. Sprangers (qui n'est plus membre du CRM) n'avait pas non plus mentionné l'argent a reçu en 2020 de la part de plusieurs firmes pour ses "services et consultance".

 

Marc Claeys a fait valoir à ce propos qu'un médecin ne doit déclarer que ce qui peut influencer son jugement sur un produit de l'entreprise. "Le conflit d'intérêts est évident lorsqu’on possède des actions de l'entreprise concernée, quand on est un employé de l'entreprise ou si on reçoit de grosses sommes d'argent pour des services rendus à l'entreprise concernée", juge-t-il. La Société européenne de cardiologie estime que cela commence à partir de 10 000 euros par an. Pour les montants inférieurs, le conflit d'intérêts est beaucoup moins évident".

Sprangers attribue ces manquements à un certain "laxisme" de sa part, mais surtout à l'inefficacité du système de l'INAMI. "Avant chaque réunion, je dois déclarer mes conflits d’intérêt. Je ne vais pas faire systématiquement deux fois le travail en détail (…). Ils feraient mieux de donner la possibilité d'actualiser ses conflits d'intérêts de l'année précédente, plutôt que de devoir chaque fois tout réintroduire. Ce sont de petites choses, mais cela ferait gagner beaucoup de temps".

Sprangers n'a pas tout à fait tort. Nous avons examiné les procédures de déclaration d'intérêts et, en effet, elles gagneraient à être bien plus efficaces.

 

Voter malgré un conflit d'intérêts

Il est inquiétant de constater qu'en dépit de conflits d'intérêts, certains membres de la Commission ont pris part au vote dans des dossiers de firmes dans lesquelles ils avaient des intérêts. C’est ce qui ressort des rapports de la Commission, qui indiquent le nombre de personnes qui se sont abstenues de voter en raison de conflits d'intérêts.

Nous avons par exemple constaté que le Prof. Dr. Yves Horsmans (UCLouvain), la Dr. Diane Kleinermans (présidente de la CRM depuis octobre 2020) et le Dr. Frank Demeulenaere (Caisse auxiliaire d'Assurance Maladie-Invalidité) ont voté pas moins de 23 fois en 2020 dans des dossiers d'entreprises dans lesquelles ils détenaient des actions.

Horsmans a déclaré avoir vendu ses actions GSK en 2020, alors que celles-ci figurent toujours dans sa déclaration annuelle d'intérêts de (début) 2021.

Kleinermans n’y voit pas un problème : "C'est une question de transparence. Je les ai déclarées (ses actions) très ouvertement, je n'ai jamais rien nié".

Demeulenaere n'a pas souhaité réagir.

Autre exemple : avant les réunions, Piet Geusens (qui n'est plus membre de la CRM) a déclaré à quatre reprises qu'il s'abstiendrait de voter en raison d'un conflit d'intérêts. Mais il a fini par voter quand même. "Au cours de la discussion, je décide sur place si les intérêts potentiels annoncés au préalable empêchent de donner un avis équitable", a-t-il déclaré.

En quoi cela pose-t-il problème ?

Il faut savoir que les données scientifiques dont disposent les membres de la Commission pour juger de la valeur d'un médicament comportent encore souvent de nombreuses incertitudes, comme nous l’explique la Dr. Marie-Laurence Lambert, ancienne experte en médicaments auprès de l’INAMI.

Au sein d’une équipe d’experts, elle était en charge des dossiers servant de base aux réunions de la CRM. "Je me plongeais dans les études scientifiques des médicaments qui étaient au programme. Je faisais un rapport scientifique pour donner à la Commission une vue d'ensemble de la plus-value du médicament, mais aussi de son coût. Cette plus-value peut être très incertaine, car les données soumises par les firmes sur les nouveaux médicaments ne permettent souvent pas de conclure si les patients y trouveront un bénéfice important. Cela est dû en partie à la trop faible longueur des études. Or, ces médicaments sont parfois très coûteux".

"La valeur ajoutée des médicaments est souvent très incertaine."

"Sur la base de nos rapports, la CRM se concerte et vote une recommandation de remboursement ou de non-remboursement du médicament. Mais, en raison de ces incertitudes, ce n'est donc souvent pas une histoire en noir et blanc, ce qui laisse de la place à la subjectivité et donc aussi à d'éventuels intérêts personnels".

Il y a donc un risque que leur conflit d’intérêts conduise des membres de la Commission à considérer un médicament de manière plus positive que ce que montrent les données scientifiques, et que cela oriente leur vote en faveur du remboursement.

Cela n’est pas sans conséquences pour la société. Car les ressources sont limitées. L'argent du contribuable que l'État consacre à un médicament ne peut plus être dépensé pour autre chose. Pour améliorer le remboursement des psychothérapies ou des soins dentaires, par exemple.

Nous n'affirmons ici aucunement que les experts se laissent sciemment influencer en acceptant de l'argent provenant des entreprises pharmaceutiques. Mais il serait naïf de penser qu'à aucun moment leur jugement n'est altéré, même de manière inconsciente.

Echec de l’INAMI et des politiciens

Comment cela est-il possible ? Nous mettons en cause la politique de l'INAMI en matière de conflits d’intérêts, qui est totalement erronée. Et aussi les responsables politiques qui tardent à intervenir depuis des années.

L'INAMI prétend faire le nécessaire, mais l’échec est patent. En théorie, le "Bureau de la Commission" devrait vérifier dans toutes les déclarations si tel ou tel intérêt est suffisamment important pour que, selon le type de conflit, il faille interdire au membre le vote, voire la discussion sur ce médicament ou même sur tous les dossiers de cette firme.

Les discussions que nous avons eues avec plusieurs membres du Commission et avec l’INAMI lui-même (qui, malheureusement, s’est montré très avare de ses informations) semblent montrer qu'en pratique, l’INAMI laisse généralement ce jugement aux membres eux-mêmes. A eux de décider "en leur âme et conscience" avant chaque réunion  de participer ou non à la discussion et au vote. En d'autres termes, ils sont à la fois juge et partie...

Existe-t-il au moins des critères clairs sur lesquels les membres puissent fonder leur évaluation de ce qui pose ou non problème ? Réponse de l'INAMI : "Il n'y a pas de critères d'évaluation". L'organisme semble s'en remettre au bon sens de ses membres.

Le règlement d’ordre intérieur contient bien quelques lignes directrices, mais celles-ci restent nébuleuses. Il ne dit par exemple mot des actions possédées dans des firmes. Les personnes qui font de la "consultance permanente" pour une firme pharmaceutique ne sont en principe pas autorisées à siéger à la CRM. La question est bien sûr de savoir ce qu'on entend par "permanent". Sprangers : "Il n'y a pas de définition. Et, s'il n'y a pas de définition, c’est à l’appréciation de chacun, qui décidera à sa guise".

Le Prof. Dr André Scheen, par exemple, travaille comme consultant pour la même entreprise depuis 20 ou 30 ans. Pourtant, il ne se considère pas comme un consultant "permanent". "Il ne s'agit pas d'un contrat fixe", explique-t-il. "Mais il est vrai que cela peut paraître suspect, le fisc m’a lui aussi déjà fait remarquer que, finalement, il s'agit d'une sorte de salaire fixe".

La politique en matière de conflits d'intérêts ne répond absolument pas aux recommandations du Conseil supérieur de la santé, qui, dès 2012, décrivaient comment une organisation doit gérer les conflits d'intérêts. Ces recommandations sont claires : ce n’est pas à l'expert, mais à quelqu'un d'autre, de juger si un intérêt représente un conflit potentiel.

Ce n'est pas la première fois que l'INAMI est prise en faute pour sa politique en matière de conflits d’intérêts au sein de la CRM. Cela a déjà été le cas en 2014, quand la Cour des comptes s'est penchée sur la question. Bien des années plus tard, il reste encore beaucoup de pain sur la planche.

Des représentants de l'industrie pharmaceutique siègent carrément à la Commission

Par ailleurs, la présence de l'industrie pharmaceutique aux réunions nous pose également un gros problème. Pharma.be et Medaxes, deux organisations sectorielles, sont des membres observateurs de la CRM. Leur présence peut être très intimidante. Plusieurs représentants d'universités, par exemple, participent à des études cliniques financées par des firmes pharmaceutiques. Il faut donc du courage pour exprimer un avis négatif sur un médicament de la firme en question avec des représentants de l'industrie autour de la table.

Marie-Laurence Lambert : "Même si ces membres n'ont pas le droit de vote, leur présence est discutable. Après tout, ils n’ont qu’un seul but : obtenir un remboursement".

Nous avons déjà interpellé le ministre Vandenbroucke à ce sujet. C'était il y a plusieurs mois et nous n'avons toujours pas reçu de réponse. Sa proposition pour une nouvelle politique du médicament n'accorde malheureusement que très peu d'attention à cette question, ce que nous regrettons.

Nous tenons à remercier les (anciens) membres de la CRM qui ont bien voulu nous accorder un entretien : Prof. D.r Piet Geusens, Prof. Dr. Yves Horsmans, Dr. Diane Kleinermans, Prof. Dr. Ben Sprangers et Prof. Dr André Scheen. Le Prof. Dr. Marc Claeys nous a fourni une brève réponse par e-mail, tout comme l’INAMI qui n'a répondu qu'à une partie des questions par e-mail. Les membres suivants que nous avons contactés ont répondu à notre e-mail de manière non signifiante ou ont refusé de collaborer à notre enquête : le Prof. Dr. Michel Olivier, Dr. Frank Demeulenaere, Prof. Dr. Sylvie Rottey et Prof. Dr. Patrick Schöffski.